Bolivie : Potosí

Sous la grogne
Je me sentais léger, fébrile même. Étais-je envoûté? Au matin, j’inspirais difficilement : l’air manquait, ou était-ce le poids d’épaisses couvertures qui m’empêchait de respirer aisément? Nécessaire, leur lourdeur me protégeait du froid qui s’éveillait la nuit pour mordre quiconque laissant apparaître un peu trop de son épiderme. Subissais-je un mauvais sort? La terre même me rejetait-elle à cause du sang espagnol qui coulait dans mes veines? Payais-je pour les conquistadors qui usurpèrent les richesses de ce pays? Ne traduisais-je pas cet esprit de conquérant lorsque je marchandais opiniâtrement les palettes de chocolats locales pour lesquelles j’avais presque une dépendance? « L’altitude, c’est tout simplement l’altitude », me répétais-je, pour dissiper toute trace de paranoïa que provoquaient ces 4070 mètres d’élévation.

Au matin, je fis la rencontre d’un Français avec qui je partagerais, pendant quelque temps, mon aventure. À pied, puisque les distances le permettaient, nous visitâmes la ville sous le regard presque omniprésent du Cerro Rico, cette protubérance, surgissant de la terre comme une immense pierre tombale. Nous nous sentions interpellés. S’agissait-il encore d’un sortilège? Il suffisait que je presse mes pas, absorbé par cette montagne, pour que l’épuisement m’assaille. Le souffle court : la lenteur s’imposa. Nous flottions, tels des fantômes errants, sans jamais trouver refuge dans un monde où le passé chevauche le présent. Si loin de notre terre natale, de notre mère patrie, en plein dépaysement dans ce pays autochtone, nous cherchions refuge, et l’écho de milliers de voix nous interpellait depuis les profondeurs du Cerro Rico, subjugués, nous nous y abandonnions.

Avalés par la montagne, explorant ses viscères accompagnés de notre guide, nous découvrîmes plus de malheurs que de richesses pourtant, si convoitées. Je me rappelle m’être demandé si nous étions sur la voie de l’enfer, car, au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans les galeries, la chaleur s’accroissait horriblement et l’air irritait et brûlait nos poumons. Puis, comme si on lut dans mes pensées, pour les confirmer, nous tombâmes sur une effigie du diable communément appelé Tio (oncle en espagnol), à qui on laissait cigarettes, alcool et autres offrandes. Sous sa servitude, nous retrouvions des enfants âgés de douze ans, qui agissaient déjà en hommes, s’affairant à ronger les parois presque stériles de cette sépulture, en quête d’un avenir meilleur, pour cela, il ne fallait aucunement qu’ils tombent dans le piège que leur tendait le Cerro Rico, car ceux qui s’accrochèrent trop au rêve de voir jaillir la lumière au coeur de ces profondeurs et de s’élever au-delà de leur troublante condition y rencontrèrent leur chute. En effet, les émanations toxiques qui embaumaient ces catacombes emportaient le plus fervent et le plus acharné des travailleurs si ce dernier passait plus de dix ans au service de cette montagne tyrannique.

Un mineur infatigable frappait machinalement, de sa masse, un pieu forant le roc. Ses mouvements accompagnaient sa respiration, comme si ce labeur constituait paradoxalement l’essence même de sa vie, qui, malheureusement, s’écourtait au rythme de chaque impact qui résonna, tel un glas, dans ce recoin suffocant où la lumière se faisait à peine perceptible.

Après avoir trifouillé les entrailles accablantes du Cerro Rico, régurgités par ce dernier (sûrement que cette entité ne digéra pas les étrangers), quelques mineurs nous convoquèrent aimablement à festoyer avec eux. Le soir venu, nous les rejoignîmes et nous pûmes danser en leur compagnie, buvant de cet alcool brûlant de 96 % que nous nous enfilions pur ou accompagné légèrement d’essence de cannelle. La triste ironie du sort était que ces descendants des Incas, dont les aïeuls adorèrent le soleil, se cachaient de celui-ci en recherchant la lumière dans les profondeurs. Puis, la nuit tombée, après avoir respiré de l’air incandescent toute la journée, abattus par leur maigre pitance soulagée faiblement par leur chique de coca, ils désiraient renouer leur lien avec l’astre qui éclairait, jadis, leur destinée en avalant ce feu enivrant qui élevait leur joie dans ces hauteurs andines, mais qui, contrairement à leur attente, ne pouvait qu’accélérer leur déclin. Et moi, humblement, je partageais ce moment avec eux, reconnaissant que ma destinée ne s’apparentât pas à la leur : cette interminable répétition de ce dur labeur.

Le jour suivant, à l’auberge de jeunesse où nous nous réfugions, nous discutâmes de notre expérience avec d’autres logeurs, dont un Suisse. Celui-ci désapprouva fervemment ce genre d’activité qui s’apparentait, selon lui, à du voyeurisme et qu’il lui suffisait de savoir que cette vie misérable existait pour s’en conscientiser et s’en révolter. Il n’avait pas tort, mais du trémolo de sa voix, s’échappèrent quelques fausses notes. Lui, qui démonisait cette curiosité pour cette vie infernale, ne voyait pas l’étendue à laquelle cette indiscrétion s’appliquait et dont il y prenait part. C’est-à-dire l’industrie touristique dans les pays en voie de développement. À quoi peut-on prétendre lorsque l’on fréquente dans les pays étrangers les infrastructures des plus élémentaires spécialement construites pour les touristes, tels que les restaurants, les bars, les boutiques, les installations où se déroulent des activités touristiques, etc.? Ne vit-on pas également comme des voyeurs? Nous désirons voir le monde, ses gens, ses vestiges culturels qu’ils soient architecturaux, artistiques ou culinaires. Par contre, on ne veut pas manger dans les restaurants locaux, seulement ceux destinés aux touristes. Nous voulons loger qu’aux endroits les plus confortables et faire des activités qu’aucune personne habitant ce pays ne pourra se payer un jour. Puis, on achète un petit souvenir, qui, l’on croit, représente bien la culture locale, en croyant presque qu’on s’y est intéressée. Pendant que l’on achète un poncho traditionnel, les jeunes économisent pour se procurer des copies des marques mondiales les plus populaires...

Aussi, lorsque l’on fête le soir, il faut s’assurer que l’on se retrouvera entre voyageurs, car on croit inconsciemment qu’ils sont les seuls à pouvoir partager notre expérience, ce qui est vrai dans la mesure où celle-ci se limite au circuit touristique qui nous ait été préparé. On veut vivre les avantages que nous procure le pays en vivant le moins possible les désagréments, n’est-ce pas là une forme de voyeurisme? Le méritons-nous vraiment? Croyez-vous que ces mêmes gens que l’on prend indécemment en photo, avec qui l’on ne développe aucun contact, comme s’ils étaient des animaux d’un zoo, ne désirent pas comme nous de voyager? Plusieurs me l’ont d’ailleurs confié : eux aussi rêvent d’explorer le monde. Et nous, paradons, devant eux, en les aveuglant par notre peau éclatante et nos dents blanches, et nous nous servons de ce qu’il y a de plus sublime de ce pays, pour le délaisser, par la suite, pour l’abandonner à ses problèmes.

Une nuit agitée
Cette nuit-là, j’eus des sueurs froides. Mes muscles dorsaux se tordaient... le pays me rejetait-il? Pourtant, quelques heures plus tôt, je l’enlaçais et goûtais à sa volupté. Le pays me pardonna ma descendance tyrannique et m’offrit ce qu’il possédait de plus tendre. Finalement, était-ce le poulet que j’ingérai plus tôt qui, malgré sa saveur, n’était pas bon?

Des gamins à la recherche de Paparazzi
Accompagné du Français, j’errais dans la ville dont le nom (Potojsi) en Quechua, ancienne langue véhiculaire des Incas, signifie « tonnerre ». Nous croisâmes des enfants jouant au football, enthousiasmés, ils insistèrent pour que nous les prenions en photographies. C’était la première fois que je voyais des gamins jouer dans ce pays. Ils sont la première richesse de cette terre et il était triste de voir qu’il y ait si peu de moyens qui leur est offert pour développer leur potentiel.


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